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Anatolie orientale et Cappadoce

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Le trajet en avion depuis la Malaisie se passe sans difficulté et, après une escale à Istanbul, nous atterrissons à Kars, dans la pointe est de la Turquie. Les étendues vertes et sauvages que nous voyons depuis les airs nous font beaucoup penser à la Mongolie et nous avons hâte de partir à la découverte de ces grands espaces. Le ciel maussade et le vent glacial qui érode ce plateau montagneux à plus de 1500 mètres d’altitude nous font un sacré choc après de nombreux mois sous les tropiques mais nous sommes ravis de changer de climat, d’atmosphère et de culture. C’est un nouveau chapitre qui s’ouvre pour nous.

Que ce soit à l’aéroport, dans le taxi ou au petit hôtel du centre ville, nous sommes accueillis par des gens aux visages durs et aux manières rugueuses dont la sincérité, la bienveillance et la franchise nous mettent vite à l’aise. C’est en voyant les employés de l’hôtel monter nos affaires, y compris les lourdes et encombrantes boîtes avec les tandems, par l’escalier étroit de l’immeuble que l’expression “fort comme un Turc” prend tout son sens. A ceci près que cette région de Turquie est peuplée en écrasante majorité par des Kurdes, chose que la plupart des gens que nous rencontrons nous rappellent régulièrement.

Nous nous approchons par hasard d’une mosquée dans le quartier historique de la ville et sommes immédiatement invités à entrer par la personne en charge de l’entretien et du nettoyage. Avec enthousiasme et gentillesse, celui-ci s’improvise guide et nous explique l’histoire mouvementée de cet édifice. Construite au 10e siècle par les Chrétiens arméniens, cette église devient ensuite une mosquée, l’Hagia Sophia de l’est, au 16e siècle, puis une cathédrale orthodoxe russe, puis une cathédrale arménienne, puis à nouveau une mosquée il y a une trentaine d’années au terme d’un nouveau conflit avec l’Arménie. En guise de cadeau, Mathilde et les enfants ont le droit de garder les foulards qui leur avaient été prêtés à l’entrée de la mosquée. Ils seront très appréciés pour braver le vent et le froid plus tard sur les vélos 😀.

En nous promenant dans les rues, une multitude de petits détails nous font réaliser que, bien que nous soyons toujours techniquement en Asie, nous nous sommes bien rapprochés de l’Europe : les trottoirs sont larges, les gens marchent à pied, les scooters et motos sont rares, et il y a d’alléchantes boulangeries et fromageries à chaque coin de rue. C’est tout près d’ici que l’homme a domestiqué le blé il y a 8000 ans et c’est toujours l’aliment de base dans la région. Après des mois à manger du riz, nous apprécions le changement de régime !

Nous prévoyons de rejoindre Van en longeant les frontières arménienne et iranienne, soit environ 400 kilomètres à travers la steppe et les montagnes. Les prévisions météo sont de plus en plus fraîches pour les prochains jours alors nous nous dépêchons de remonter les vélos, refaire les sacoches et partir pour rejoindre la vallée de Kagizman, qui se trouve 500 mètres plus bas et est protégée des températures négatives. Dès le départ nous enveloppons les enfants dans cinq couches de vêtements, qui ne sont pas de trop pour passer à travers les averses glaciales aussi brèves que soudaines. En consultant régulièrement le radar météo nous parvenons quand même à éviter de nous faire tremper. C’est beau la technologie, surtout quand il fait 10 degrés à peine !

Devant nous, l’herbe rase s’étend jusqu’aux montagnes enneigées et les minarets en pierre trahissent la présence de petits villages ici ou là. Nous nous émerveillons de cette immensité silencieuse et bien apaisante après la cohue des derniers mois en Asie du Sud-Est. La route qui s’enfonce dans la steppe est en excellent état, ce qui contraste avec les allées boueuses des villages qu’elle traverse. Là, les vaches et dindons sont plus nombreux que les véhicules et l’austérité de la vie sur place ne fait guère de doute.

Le vent, de face bien entendu, nous ralentit un peu mais les pentes sont douces et nous parvenons finalement jusqu’à un col à 2020m. Nous redescendons jusqu’au prochain village où une épicerie est indiquée sur la carte mais elle est malheureusement fermée depuis des années. Il est déjà tard, le prochain village est à trente kilomètres et nous n’avons presque plus de provisions. Au milieu des murs en bouses séchées et des poules, une dame nous apporte alors un grand sac de pains et de légumes et insiste pour nous l’offrir. Nous sommes comblés par cet élan de générosité providentiel !

Nous campons un peu plus bas dans un paysage escarpé et sauvage. Il fait frais et nous sommes tous heureux de nous blottir dans nos duvets. Avec le décalage horaire et le soleil qui se lève vers cinq heures, nous sommes levés suffisamment tôt pour plier le camp et rouler jusqu’à Kagizman avant les premières gouttes de pluie. Les cafés ne sont pas encore ouverts mais le patron d’un restaurant de soupes nous propose un petit thé en attendant et nous fait goûter ses différentes spécialités. Un peu affamés et refroidis par le vent nous dévorons plusieurs assiettes de soupe et miches de pain. Il s’avère cependant impossible de payer au moment du départ : c’est cadeau ! 

La générosité des habitants se manifeste de nouveau quelques heures plus tard lorsque nous cherchons un emplacement de bivouac en bord de rivière. Des pêcheurs venus passer le weekend nous offrent du thé et suffisamment de tomates et de pain pour deux jours ! Sylvain avait passé un mois à apprendre un peu de turc sur DuoLingo avant d’arriver en Turquie. Cela aide un peu pour comprendre des mots, compter, ou faire des petites phrases, mais c’est loin d’être suffisant pour avoir des vraies conversations ! Par chance, l’un des pêcheurs a travaillé quelques années en Allemagne et parle un peu allemand, donc nous parvenons à communiquer sans passer par Google Traduction. 

La nuit est pluvieuse et froide. Les montagnes ont blanchi. Heureusement une belle éclaircie nous permet de rejoindre Tuzluca dans la matinée sans nous faire mouiller. Les collines désertiques et multicolores s’illuminent devant un ciel noir. Devant tant de beauté, les enfants s’exclament : «Comment font les Turcs pour peindre des montagnes aussi jolies ?». Leur émerveillement décuple nos forces pour avancer. La route longe la frontière arménienne sur plusieurs dizaines de kilomètres. Les touristes et marchandises doivent cependant passer par la Géorgie pour se rendre en Arménie. En effet, suite à la dissolution de l’URSS en 1991, l’Arménie et l’Azerbaïdjan se disputent régulièrement leurs frontières, le dernier conflit armé remontant seulement à 2020. En soutien à l’Azerbaïdjan, la Turquie a instauré un blocus terrestre et fermé complètement sa frontière avec l’Arménie depuis 1993. Les nombreuses bases militaires que nous croisons sont la partie visible des tensions entre ces pays voisins. Nous n’intéressons pas vraiment les militaires, plutôt indifférents à notre présence aux différents checkpoints. 

Tuzluca, comme son nom l’indique en turc, est connue pour sa mine de sel. Celle ci est toujours exploitée mais peut aussi se visiter. Les enfants s’amusent à lécher les murs et à se cacher dans les galeries étincelantes. La ville a aussi quelques restaurants, ce qui nous permet de profiter de la cuisine turque. Nous commandons quelques plats mais ce sont une dizaine d’assiettes qui arrivent quelques minutes plus tard : ce sont juste des entrées pour patienter 😋. Nos estomacs sont déjà bien pleins lorsque nos kebabs arrivent. Ici, la générosité est aussi dans les assiettes ! Nous retenons un peu la leçon pour les prochaines fois 😂.

Les pluies orageuses prévues pour tout l’après-midi ne nous donnent pas vraiment envie de continuer à vélo et il n’y a pas d’hôtels en ville. Nous retournons à la mine où le parking n’est pas trop boueux en espérant y planter notre tente. En nous voyant arriver, le gérant du café se met en quatre pour nous libérer sa terrasse abritée des orages. Il nous prépare un thermos de thé pour la soirée et nous sommes de nouveau gâtés le matin lorsqu’il vient nous apporter le petit déjeuner ! 

Nous rejoignons ensuite rapidement Igdir, une grande ville au pied du Mont Ararat. Le climat est plus doux ici à 800 mètres d’altitude et les champs de blé ou les vergers d’abricots ont remplacé la steppe herbeuse. La ville est moderne et cela nous permet d’apercevoir une autre société que celle des petits villages. Ici, les femmes ne sont pas toutes voilées et les tenues sont parfois bien légères. Les appels à la prière du muezzin résonnent quand même cinq fois par jour, comme partout en Turquie.

Nous repartons d’Igdir impatients d’entamer la montée vers le légendaire Mont Ararat. Ce volcan est le point culminant de la Turquie, à 5137m et, selon la tradition chrétienne, l’Arche de Noé s’y serait posée après le Déluge. Des archéologues sont paraît-il encore à la recherche des vestiges du bateau 🤷. Nous entamons une grande montée de 900 mètres de dénivelé sous une météo clémente. La route est large et la pente régulière. Nous nous serions bien passés des nombreux camions en route pour ou depuis l’Iran, mais la plupart nous encouragent amicalement et nous finissons par atteindre un plateau herbeux à 1600 mètres d’altitude où des minarets effilés marquent la présence de petits villages. 

Dans certains hameaux, pourtant habités, la plupart des maisons sont à moitié en ruines et leurs murs de pierres ou de bouses de vaches séchées s’écroulent. Alors que nous traversons l’un de ces hameaux très pauvres, sur une piste boueuse et cabossée, une bande de gamins nous courent après en criant “money money”. Ils s’accrochent à nos sacoches, freinent les vélos, et ne se gênent pas pour nous lancer des pierres quand nous nous énervons un peu 😲.

Quel contraste quelques centaines de mètres plus loin alors que nous frappons à la porte d’Ararat Garden, un superbe camping encore en cours de construction. Nous sommes accueillis à bras ouverts par Kadir et sa femme Fatma, qui bien vite amène un plateau de thé sur la table. Deux heures plus tard, c’est un ragoût de poulet et du pain qui nous est servi, suivi d’un autre thé. Alors que nous plantons notre tente, Fatma s’inquiète que les filles aient froid et les invite à se mettre plutôt à l’abri dans un cabanon en bois. Cette invitation est bien appréciée quand un gros orage éclate un peu plus tard ! Le lendemain, le déluge est passé et nous dégustons un copieux petit déjeuner encore une fois offert par nos hôtes tout en admirant le sommet enneigé du Mont Ararat. Sous un grand ciel bleu, nous repartons dans ce cadre grandiose. 

Nous ne sommes plus qu’à une vingtaine de kilomètres de la frontière iranienne et, d’ailleurs, les camions iraniens se font de plus en plus fréquents. A un poste contrôle, des militaires nous demandent de nous arrêter. Nous nous apprêtons à sortir nos passeports mais nous sommes simplement invités à boire le thé. Les soldats viennent de la région d’Istanbul, s’ennuient probablement un peu, et apprécient de discuter avec les touristes de passage. Nous sommes les premiers cyclistes qu’ils rencontrent, ce qui attise un peu plus leur curiosité. Un peu plus tard, la patrouille anti-drogue s’arrête et les douaniers sont tout fiers de présenter leurs chiens, dressés pour détecter une longue liste de contrebandes qui circulent par ici. Les filles en profitent pour caresser le plus vieux des chiens. Heureusement, notre chargement et nos habits bien sales ne suscitent aucune réaction auprès de celui-ci !

Nous repartons sans avoir sorti nos passeports du sac pour entrer à Dağubayazit. La ville est connue pour le palais d’Ishak Pacha, datant du XVIIe siècle et autrefois sur la route de la soie. De style Ottoman, il domine la plaine et offre des vues magnifiques sur les sommets enneigés.  Nous déambulons dans les différentes salles du harem, la mosquée et la prison où un espion français aurait séjourné il y a 200 ans. 

Nous devons traverser une deuxième chaîne de montagnes pour rejoindre le plateau de Van et nos mollets déjà un peu émoussés vont être soumis à rude épreuve pour amener nos chars jusqu’à 2550m d’altitude. Les vues spectaculaires sur le Mont Ararat font oublier la monotonie des longues rampes à 8% et nous rechargeons les batteries au milieu de la montée avec des baklavas, pâtisseries à base de noix et de pâtes feuilletées dégoulinant de sirop de sucre 😋. Les névés se rapprochent et les filles s’adonnent à une bataille de boules de neige, oubliant du coup la fatigue qui se fait sentir.

Nous arrivons enfin au sommet, sur une route coincée entre des paravents et un long mur fortifié par des barbelés. Nous longeons en effet maintenant la frontière iranienne, située à quelques centaines de mètres seulement. De nombreux panneaux affichant un militaire pointant son fusil sont très explicites : on ne s’aventure pas hors de la route. Il y a dans cette région beaucoup de bâtiments de l’armée et des véhicules blindés circulent régulièrement. Sur une longue ligne droite, deux soldats nous arrêtent. Ils veulent juste discuter et s’assurer que nous n’avons besoin de rien. Ils insistent pour nous donner une brassée de biscuits et autre snacks. C’est très gentil, mais nos bidons sont à sec depuis quelque temps et ce qui nous fait envie, c’est plutôt de l’eau. Sourds à nos objections — nous sommes loin d’être morts de soif et il fait plutôt froid — les soldats nous ordonnent d’attendre et partent en trombe dans leur énorme véhicule blindé en direction du village le plus proche. Ils reviennent une dizaine de minutes plus tard les bras chargés de bouteilles d’eau ! Nous installons notre bivouac derrière une station essence, suivant la recommandation de ces mêmes soldats, préférant la sécurité aux endroits plus sauvages. La nuit, la ligne de crête se dessine à l’est avec ses tours de contrôle tous les 2-3 kilomètres comme une muraille de Chine moderne. 

Plusieurs itinéraires sont possibles pour rejoindre Van. La nationale est directe mais un peu trop roulante. Sur les conseils de Virginie (Quatre sur les chemins de traverse), nous optons pour un détour dans les villages kurdes par les petites routes. Après un ravitaillement à Çaldiran, la route traverse des marais et des pâturages dans lesquels des cigognes chassent. Des paysans sont occupés à ramasser des herbes sauvages en ce début de printemps. Certaines servent à agrémenter le fromage de brebis local. D’autres sont consommées comme des épinards. Le vent ralentit notre progression alors nous nous arrêtons à Yaikiliç, un petit village kurde. 

Nos sommes accueillis par le chef du village et sa famille. Mathilde et Héloïse sont d’abord amenées dans la cuisine avec Menese et ses quatre filles pour prendre le thé en grignotant des gourmandises. La maison est propre et simple : une cuisine avec son poêle sur lequel l’eau du thé chauffe, une salle de bain et deux salons qui servent de salle à manger, salon et chambre le soir. Nous sommes ensuite tous formellement invités pour le dîner avec les hommes de la famille. Nous sommes installés dans le salon sur des coussins entourant un grand tapis. Au moment du repas, les femmes déplient une nappe et déposent du pain et de nombreux plats à partager. Chacun se sert ensuite directement avec ses couverts dans une ambiance très conviviale. 

La séparation des genres est assez stricte. Ainsi, les femmes sont bien occupées dans la cuisine et ne dînent pas avec nous, sauf la grand mère qui doit bénéficier d’un statut particulier. Elles nous rejoignent cependant toutes pour le thé après le repas. Mathilde est invitée à se doucher et la maîtresse de maison insiste pour que sa fille aînée la frictionne. C’est un honneur mais la pudeur occidentale l’empêche quand même d’accepter… Après le dîner, elles débarrassent et installent des matelas sur lesquels nous dormirons comme des rois. D’ailleurs, il n’y a pas de chambres ou de lits dans les maisons de la région et les familles dorment ensemble sur des matelas à même le sol. L’hiver, lorsque qu’il fait -30 degrés, cela permet de mieux se réchauffer nous explique t’on. Nous quittons nos hôtes en fin de matinée après un copieux petit déjeuner et les bras chargés de cadeaux. L’émotion est grande devant tant de générosité et de gentillesse. 

Les paysages sont toujours aussi magnifiques au milieu des montagnes enneigées et des belles prairies. Une tempête de sable d’Iraq amène aujourd’hui soleil et chaleur. Mais le vent souffle bien fort depuis le matin contre nous, usant notre énergie et un peu notre moral. Nous hésitons à planter notre tente dans cet environnement un peu rude lorsque trois hommes sur un tracteur s’arrêtent à côté de nous. L’un d’eux nous invite à boire le thé au village quelques kilomètres plus bas. A peine arrivés, il nous informe que nous dormirons chez lui 🤷.

Nous sommes installés dans le salon autour de deux grands tapis iraniens et discutons avec notre hôte en enchaînant les verres de thé. Il vivote de petits boulots, un jour chauffeur, un autre maçon, un autre vendeur de produits bon marché qu’il ramène régulièrement d’Iran. Cela lui permet tout juste de vivre avec sa femme et ses sept enfants mais il est fier et heureux de nous accueillir. Les filles trouvent vite de nombreux copains pour jouer au Uno. Emilie est bien à l’aise pour expliquer les règles avec les mains, trois mots d’anglais et parfois Google Traduction sur le téléphone. Cela se finit par une partie de foot en évitant les coups de cornes des deux vaches de la famille. La maîtresse de maison insiste ensuite pour laver nos filles elle-même. Le pot d’eau a déjà été mis à chauffer sur le poêle depuis longtemps alors nous sommes un peu obligés d’accepter. C’est toute une opération que de se laver dans ces régions froides. A plus de 2000 mètres d’altitude, les hivers durent six ou sept mois par an. Une douche est bien installée dans la salle de bain mais il n’y a pas d’eau courante, encore moins de chauffe-eau. Les conditions de vie sont bien rudes par ici. La fille aînée de la famille a terminé la scolarité obligatoire à 15 ans, maintenant elle aide à la maison. Les plus jeunes rêvent eux de devenir docteur, policier ou instituteur. L’école du village accueille les enfants du secondaire le matin et du primaire l’après midi, certainement par manque de moyens. 

Après avoir remercié nos hôtes, nous continuons vers des villages encore plus reculés. La petite route charmante au dessus d’un lac devient une piste boueuse, rendue difficilement praticable par les pluies fréquentes des jours passés. Nous nous enlisons, les vélos se chargent d’une boue qui colle comme de la glue et les roues se bloquent. Sous le regard circonspect et amusé d’un jeune berger, nous passons une demie heure sur le bas-côté de la piste à démonter les garde-boues des tandems. Sans cela, il est impossible de continuer à pousser les vélos et nous ne sommes pas allés aussi loin pour faire demi-tour ! Heureusement, l’état de la piste s’améliore au bout de quelques kilomètres et nous pouvons à nouveau pédaler normalement. 

De temps en temps, des hameaux faits de quelques murs de pierres et toits de tôle nous ramènent un siècle en arrière. Des enfants s’occupent des moutons, des hommes coupent du bois, des femmes étendent le linge, et nous nous frayons un chemin parmi les nids de poules, les bouses de vaches et les dindons. Entre les villages, de nombreux troupeaux de moutons et de chèvres parcourent les flancs des montagnes, gardés par des molosses aux colliers à pointes de fer. Les bergers nous saluent. Apparemment, certains sont des réfugiés afghans venus par l’Iran car ce métier difficile est délaissé par les jeunes Turcs. 

La steppe est bien verte et fleurie en cette saison. La neige et les pluies ont été heureusement abondantes cette année, même si nous faisons un peu les frais de cette météo humide. De belles éclaircies nous permettent de bien profiter de ces superbes paysages mais, vers midi, le ciel s’assombrit et la pluie arrive. Nous plantons la tente au milieu de nulle part et Mathilde, qui n’a pas trop supporté l’un des repas, en profite pour se reposer. Le mauvais temps perdure jusqu’au lendemain matin et les températures ont encore baissé.  Vers 11h, profitant d’une hypothétique accalmie, nous plions en un temps record nos affaires malgré le froid et le vent qui engourdissent nos doigts, filons vers le prochain village et nous réfugions dans le seul petit café ouvert. Le patron nous apporte immédiatement quatre verres de thé brûlant et allume un petit chauffage pour réchauffer nos pieds et faire sécher les chaussures. Sauvés 😀.

Les nuages s’écartent comme par miracle l’après-midi pour terminer les derniers trente kilomètres jusqu’à Van. Le vent, qui ne nous a par contre pas lâchés depuis Kars, nous fait bien sentir sa puissance jusqu’aux derniers kilomètres ! Nous sommes accueillis comme des sultans chez Mehmet, Koçer et leur adorable petite Elisa. Après dix jours de vadrouille en Turquie, nous apprécions le confort de leur joli appartement dans la ville de Van, ainsi que de pouvoir discuter en anglais avec quelqu’un de la région. Mehmet a un master en génie civil et travaille en temps qu’ingénieur pour une agence gouvernementale. Il est originaire de Hakkâri, une région de montagnes au sud de Van, superbe mais malheureusement encore instable et fortement déconseillée aux touristes occidentaux. Nous espérons que la situation politique se calme et que Mehmet puisse nous faire découvrir un jour sa belle région !

Nous séjournons deux jours à Van et en profitons pour faire un peu de tourisme. Nous enchaînons en méli-mélo une pension pour chats d’une race particulière (ils ont les yeux vairons), un musée d’archéologie d’une taille colossale, et les ruines d’un château dominant toute la ville. Ces visites nous donnent un aperçu mais nous avons à peine effleuré la richesse immense de l’histoire de la région. Elle remonte au 9e siècle avant J.-C., lorsqu’elle était la capitale du royaume urartéen. Elle a ensuite été successivement sous la domination des Mèdes, des Perses, d’Alexandre le Grand et des Séleucides, puis est devenue un centre important du royaume d’Arménie. La région a ensuite été contrôlée par les Parthes, les Romains, les Sassanides, les Arabes, les Byzantins, les Seldjoukides, les Ahlatshahs, les Ayyoubides, les Mongols, les Qara Qoyunlu et les Timourides, avant d’être finalement prise par les Ottomans au 16e siècle. Elle sera le théâtre du génocide arménien pendant la première guerre mondiale.

Au fil de nos rencontres, nous avons fréquemment été amenés à discuter de la situation politique des Kurdes. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un mouvement séparatiste kurde, revendique une plus grande autonomie pour les régions à majorité kurde de Turquie. Par le passé, le PKK a eu recours à la violence pour faire entendre ses revendications et est encore pointé du doigt comme une organisation terroriste. Cependant, depuis quelques années, le mouvement a adopté une approche plus politique, en participant notamment aux élections locales. Malgré cela, le gouvernement turc actuel, dirigé par le président Erdogan, mène une politique répressive envers toute forme d’opposition, y compris le mouvement kurde. L’interdiction d’enseigner la langue kurde, voire de la parler librement, en est un exemple récurent. L’armée turque maintient également un contrôle étroit sur les régions kurdes, limitant ainsi les possibilités d’action politique du PKK et des autres partis kurdes. Dans ce contexte, les perspectives d’une résolution pacifique du conflit kurde en Turquie semblent encore lointaines. 

Nous quittons l’est de la Turquie pour rejoindre la Cappadoce au centre du pays en bus, soit pratiquement mille kilomètres en une quinzaine d’heures. Alors que nous n’avons été contrôlés qu’une seule fois par la police en deux semaines à vélo, nous devons présenter nos passeports huit fois en seulement quelques heures de bus. Les derniers checkpoints sont bien loin des frontières iraniennes ou irakiennes et les contrôles cessent dès que nous sortons des régions à majorité kurdes…

Le bus nous dépose un peu rudement à quatre heures du matin à Nevşehir et, après une petite sieste sur les bancs de la gare routière, nous sommes rapidement de nouveau en selle pour Göreme, la petite ville emblématique au cœur de la Cappadoce. Nous logeons pendant trois nuits dans une petite maison louée par AirBnB en bordure du village. C’est idéal pour se reposer un peu, mais aussi pour aller s’immerger dans le spectacle quasi-quotidien des vols de montgolfières qui remplissent le ciel au levé du jour. Dès cinq heures du matin, les sites de décollage sont le théâtre d’un brouhaha frénétique de camions, fourgons, piétons, chevaux, chameaux et motos. Agences de voyage et touristes s’activent pour gonfler les ballons avec de puissants brûleurs à gaz, déplacer des nacelles transportant chacune une trentaine de personnes, et impressionner le gratin d’Instagram par les plus beaux selfies, certains ayant loué robes de soirée et voitures décapotables pour l’occasion. 

Le décors est malgré tout fabuleux et c’est un jeu d’enfant de s’échapper de la foule pour aller admirer les premières lueurs du jour illuminer le ballet des montgolfières au dessus des célèbres formations géologiques de la Cappadoce. Les nombreuses cités rupestres creusées au fil des millénaires offrent aussi un cadre fantastique pour de belles randonnées avec nos aventurières en herbes. Au moment de quitter Göreme, nous prenons connaissance grâce au réseau des cyclo-voyageurs d’une autre famille française de passage au même endroit. Nous décidons d’aller camper avec eux au dessus de la vallée pour voir une dernière fois les ballons danser aux aurores au milieu des cheminées de fée. 

Dix jours plus tard, Céline, Alexis, et leurs deux filles Maélie et Anaée sont toujours nos compagnons de route ! Nous vous raconterons…

10 commentaires sur “Anatolie orientale et Cappadoce”

  1. Quel plaisir de vous lire ! C’est tellement fluide et structuré …
    Avec tout ce que vous devez gérer, on se demande comment vous trouvez le temps pour nous faire partager vos aventures avec autant de détails et enrichir nos connaissances sur la Turquie.
    La grande gentillesse et la générosité des personnes rencontrées nous donnent une belle leçon de vie.
    Bonne continuation avec la famille de Menthonnex.
    Bisous à tous. 🥰🙏

    1. Sylvain Reboux

      Merci ! On vient de quitter nos compagnons de voyages après deux semaines ensemble sur les routes de Turquie : plein de jolis souvenirs pour toute la famille et des nouveaux amis en Haute Savoie 🤗
      Bises 😘

  2. rené Jacky Gaillard

    Je suis émerveillé par votre courage et votre détermination ,particulièrement touché par les récits de votre passage en Turquie .L’ accueil chaleureux et généreux des Turcs me donne des frissons . C’est un témoignage magnifique de la bonté humaine et de la richesse des échanges culturels . j’ai hâte de lire la suite de vos aventures . Avec toute mon affection .

    1. Sylvain Reboux

      Merci Jacky pour ces mots qui sonnent très juste ! Nous continuons de vadrouiller tranquillement entre campagnes et montagnes du plateau d’Anatolie et nous en savourons chaque instant. Le retour en France et en Suisse se rapproche cependant bien vite… et nous serons bien contents de revoir famille et amis !
      À bientôt ! Bises

  3. Dear friends,

    I subscribe to the comments above. So many different “boundary conditions” and you still know your way through. When I read you i cannot stop thinking what a wonderful learning experience must be for your daughters 😊
    Continue the good experiences and have a safe trip. Looking forward to see you sometime in a few months from now.

    Cuatro abrazos 🤗🤗🤗🤗

    1. Sylvain Reboux

      Hello Pedro! It is indeed a major and unique learning experience for all four of us and we are grateful for having this opportunity! It will give us plenty to talk about when we go running again in ZH 😀
      Take care and see you soon!

  4. Chantal Grandperrin Rivollet

    C’est toujours tellement chouette de lire vos récits, vos rencontres, vos découvertes…
    Merci pour ce partage et bonne continuation

  5. Wow, what an amazing contrast to your recent locations. So fun to read all of your stories. Thanks!
    Shane

  6. Michelle Lhuillery

    Des paysages magnifiques, de belles rencontres, cela donne envie de mieux découvrir la Turquie .
    Bonne continuation
    Michelle

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