Depuis Ipoh en Malaisie, nous avons rejoint la capitale Kuala Lumpur et décidé de visiter le nord de l’île de Sumatra en Indonésie. Cette étape n’était pas prévue initialement, mais nous voulons marcher dans la jungle avant de quitter l’Asie du Sud-Est. Notre vol pour la Turquie est réservé pour le 2 mai, ce qui nous laisse deux semaines en Indonésie puis quelques jours à Kuala Lumpur.
Une petite heure de vol depuis Kuala Lumpur nous amène à l’aéroport de Kualamanu, près de Medan, la plus grosse ville de Sumatra. Nous voyageons légers, ayant laissé les vélos ainsi que l’essentiel de nos affaires dans un hôtel en Malaisie, y compris les manuels scolaires des enfants ! Nous avons aussi pris contact avec une agence locale pour prendre en charge la première semaine sur place et nous offrir ainsi des « vacances » dans l’organisation.
Un chauffeur nous attend donc à la sortie de l’aéroport : il nous reconnaît sans peine car nous sommes les seuls touristes occidentaux. Après les formalités habituelles — visa, retrait d’espèces et achat d’une carte SIM — nous partons en voiture pour le village de Bukit Lawang, un trajet d’une centaine de kilomètres. C’est la fin des vacances de l’Idul Elfitri et une bonne partie des 55 millions d’habitants de l’île cherchent à se déplacer. Une marée de camions, voitures, minibus et motos se disputent le droit d’avancer sur des routes étroites, sinueuses, et en particulièrement mauvais état. Nous espérons que la situation s’améliore au fur et à mesure que nous nous éloignons de la très grande ville de Medan, mais c’est le contraire qui se produit. Dans les campagnes, les chaussées sont complètement défoncées par les camions des exploitations d’huile de palme et tous les véhicules jouent à zigzaguer au ralenti entre les énormes nids de poule. Il nous faut finalement cinq heures pour arriver, de nuit, aux portes de la jungle, bien contents de ne pas être ici avec nos vélos !
Bukit Lawang est le point de départ le plus accessible pour se rendre dans le parc national de Gunung Leuser. Cette vaste forêt est protégée depuis plus d’une quarantaine d’années et abrite plusieurs espèces de primates, dont les fameux orang-outans. On n’en trouve à l’état sauvage qu’à deux endroits du monde : environ sept mille ici à Sumatra, et une cinquantaine de milliers sur l’île de Bornéo, à cheval entre la Malaisie et l’Indonésie. Ces chiffres étaient beaucoup plus élevés avant que la plupart des forêts soient remplacées par des palmeraies, et seraient descendus jusqu’à zéro sans d’énergiques campagnes de préservation de l’environnement.
Il était autrefois commun de posséder un orang-outan comme animal de compagnie et dans les années 70, des ONG ont commencé un long et fastidieux travail pour faire interdire la domestication des grands singes, cesser le braconnage et réintroduire les animaux dans leur espace naturel. Un centre de réhabilitation a ainsi été ouvert à Bukit Lawang pour que les singes domestiqués puissent progressivement réapprendre à se nourrir par eux même et à vivre dans la forêt. L’opération a été un succès, tous les primates ont pu être relâchés dans la forêt et, en 2001, le centre a fermé. Ces singes semi-sauvages sont restés peu craintifs des hommes après leur retour dans la forêt et ils s’en approchent assez facilement, pour tenter d’obtenir de la nourriture ou, peut-être, pour se moquer de leurs cousins imberbes et maladroits. Il est effectivement assez facile d’apercevoir des orang-outans dans la jungle près du village, faisant sa réputation et amenant du coup des revenus touristiques bien appréciés. Être guide ou garde forestier est maintenant plus rentable qu’être braconnier.
Nous avons prévu un trek de trois jours dans la jungle. En compagnie de nos deux guides, nous arpentons les collines et au bout d‘une petite heure nous apercevons une femelle orang-outan qui se balance dans les lianes et se gratte le dos. Elle s’arrête et nous observe d‘un regard perplexe qui ne nous laisse pas indifférent. C‘est avec beaucoup d’émotion que nous observons nos cousins lointains dans leur environnement aujourd’hui très menacé. Nous croisons plus tard deux autres femelles avec leur petit. Ceux ci passent jusqu’à six années en compagnie de leur mère à apprendre à survivre dans la jungle. L‘un des petits joue même dans son nid de feuilles, que les animaux construisent chaque jour dans les arbres pour y dormir tranquille.
En plus des orang-outans, nous apercevons des gibbons, autres grands singes particulièrement agiles pour se balancer à toute vitesse de branche en branche très haut dans les arbres, des « Thomas’ leaf monkeys » (semnopithèque de Thomas, en français), dont la crête et les barbiches font craquer les enfants, des macaques à foison, un couple de toucans et un paon. Les insectes en tous genres sont bien évidemment omniprésents et créent un bruit de fond continu. Les animaux sont souvent quasi invisibles mais nos guides ont heureusement l’œil et l’ouïe bien aiguisés. Le soir, le campement en bordure de rivière permet une baignade rafraîchissante, et décrassante ! Les trois journées à marcher dans les racines passent bien vite et il faut déjà rentrer au village en descendant la rivière sur des bouées faites avec des chambres à air de camion 😁. Nous avons adoré ces moments de nature brute tout en appréciant le support logistique des guides et cuisiniers.
Nous étendons notre séjour à Bukit Lawang pour visiter un peu le village et ses environs avec un guide. Celui ci nous explique le fonctionnement des rizières, toujours un peu différent d’un pays à l’autre en fonction notamment du climat, des techniques d’irrigation et du degré de mécanisation. Ici, tout ou presque se fait à la main et les habitants se désolent des prix toujours plus élevés de leur aliment de base. Les champs peinent à produire les dix kilos par semaines que chaque famille consomme. L’économie locale est en équilibre fragile entre le tourisme, l’agriculture vivrière, et les grandes exploitations d’huile de palme ou de caoutchouc. Ces dernières sont responsables de la diminution des surfaces agricoles, mais ont aussi sauvé de la misère un grand nombre d’habitants quand le village a été complètement fermé au tourisme pendant deux ans à cause du Covid.
Nous assistons ensuite après à la fabrication du tofu chez un petit producteur. Il est consommé localement comme source de protéines, tout comme le tempe, un autre dérivé du soja. Ils sont plus économiques que la viande. Plus loin, nous nous arrêtons chez un producteur de sucre brun. L’eau du palmier sucrier est évaporée par une lente cuisson et le liquide brun est ensuite moulé dans des cercles en bambou. La mélasse est l’un des ingrédients des currys indonésiens qui adoucit un peu le feu des épices. La journée dans le village se finit par la visite de grottes assez sauvages abritant des centaines de chauves souris mais aussi des énormes insectes.
Dans l’après midi, l’atmosphère devient très lourde jusqu’à ce que un orage éclate. Des rideaux d’eau s’abattent sur la forêt pendant une heure. Les pluies nous avaient par chance épargnés pendant le trek dans la jungle mais elles sont normalement quasi quotidiennes et intenses. Chaque année, il pleut en effet presque deux fois plus ici que chez nous près de Zurich, qui n’est déjà pas une région particulièrement sèche !
Nous quittons la plaine pour rejoindre les montagnes jusqu’à Berastagi. Les routes sont toujours aussi catastrophiques, lessivées, à moitié emportées par endroits et toujours aussi étroites. Nous arrivons enfin sur un plateau d’altitude au pied du volcan Sinabung. Celui-ci s‘est soudainement réveillé en 2010 après 400 ans de repos, entraînant l’évacuation de tous les villages autour du volcan. Depuis, il y a eu plusieurs éruptions assez explosives, avec malheureusement quelques victimes s’étant attardées dans la zone à risque. Les éruptions déposent régulièrement des cendres qui fertilisent abondamment les sols. La région est ainsi extrêmement fertile avec de nombreuses cultures de légumes, café, fruits de la passion, piments, avocats, cacao, fraises,… Tout pousse ! Une balade autour du village nous permet de voir de près ce travail minutieux de la terre et le savant assemblage des cultures maraîchères où ce mêlent harmonieusement tous ces fruits-légumes.
Nous passons devant de nombreuses églises, signes d’une présence chrétienne forte dans cette région peuplée par les ethnies Batak. Ces peuples sont venus d’Océanie en passant par Taiwan et ils se sont installés dans les montagnes du nord de Sumatra. C’est un mélange de plusieurs ethnies qui ont gardé leurs langues et leurs traditions. Une bonne moitié ont adopté le christianisme au moment de la colonisation hollandaise. Ils sont connus pour leurs maisons aux toits gigantesques à double pointes, décorées de motifs géométriques rappelant ceux que nous avions vus dans le sud de Taïwan.
Même s’il y a beaucoup d’églises chrétiennes, la prière du vendredi soir diffusée généreusement pendant une bonne heure dans toute la ville par les hauts parleurs de la mosquée rappelle à tout le monde que le plus grand, et bien c’est Allah ! Les gens nous disent être croyants mais pas forcément très pratiquants, et ils nous confient être assez pragmatiques par rapport aux obligations religieuses. La maîtresse de maison de notre auberge, d’ordinaire en jeans et tee-shirt, a quand même revêtu pour l’occasion son hijab et son abaya, la robe traditionnelle musulmane qui enveloppe des pieds à la tête, pour se prosterner en direction de la Mecque sur un tapis au milieu du salon. Son fils s’occupe en même temps de déloger le chat, lui aussi très intéressé par le tapis.
Berastagi est situé au pied du Sibayak, un volcan encore actif et assez facile d’accès. Le patron de notre auberge, qui se fait appeler Smiley en vertu de son enthousiasme et de son sourire généreux, nous guide jusqu’au sommet. Nous faisons l’ascension de nuit et atteignons le sommet vers six heures, quand les lueurs rosées du jour commencent à apparaître. Nous admirons la vue qui s’étend jusqu’à la mer, au milieu des fumerolles et des vapeurs souffrées. Smiley nous amène ensuite dans le cratère, au plus près des jets de vapeurs pour observer les délicats cristaux de soufre et faire cuire des œufs dans les sources bouillonnantes. C’est magique !
Malheureusement, il y a aussi par endroits des monticules de déchets plastiques abandonnés sur le site par les campeurs venus bivouaquer. Parfois ils sont cachés maladroitement sous des branchages, comme s’il suffisait de les faire disparaître du champ de vision pour qu’ils s’évanouissent. Parfois ils sont juste laissés à la place de la tente au moment de décamper. Notre guide fait systématiquement la leçon aux campeurs. La désinvolture de ces jeunes Indonésiens vis à vis de l’environnement l’énerve. Il fait partie des volontaires qui, une fois par semaine, font un effort collectif pour ramasser les poubelles laissées en vrac dans la montagne et les redescendre dans la vallée. Le niveau de saleté des rues et des routes est d’ailleurs frappant en général sur l’île, comme dans tous les pays traversés depuis le Vietnam, à des degrés variés suivant les régions. Le manque d’éducation et de sensibilisation, même auprès des jeunes est affolant. Nous ne nous y habituons pas.
Le soir, la femme du guide propose aux filles de l’aider à préparer le dîner. Au menu, un curry de poulet (Ayam Semur), du riz sauté (Nasi Goreng), de la friture de grains de soja fermentés (Tempe Goreng) et des légumes. La cuisine indonésienne est variée et extrêmement savoureuse. Elle utilise beaucoup d’épices, la plupart poussant localement, et beaucoup d’ail et de piments. Nous nous régalons et les filles s’amusent à goûter tous les plats qu’elles ont préparés, se souciant pour une fois assez peu des épices « qui piquent la bouche ». Il y en a pourtant beaucoup !
Notre prochaine étape est le lac Toba, le plus grand lac de cratère au monde. Il y a 75000 ans, ce volcan a explosé en une gigantesque éruption, la plus grande de l’ère quaternaire, laissant derrière lui un cratère de cinquante kilomètres qui s’est progressivement rempli d’eau. L’éruption aurait recouvert de cendres la majeure partie de l’Asie du Sud-Est et projeté suffisamment de poussières dans l’atmosphère pour bouleverser le climat à l’échelle planétaire, tuant indirectement la plupart des mammifères. La population humaine de la planète aurait alors été réduite à moins de dix mille individus — guère plus que le nombre d’orang-outans à Sumatra aujourd’hui…
Désireux d’en apprendre un peu plus sur les habitants de la région, nous prenons les services d’un guide pour une journée. Le lac est le berceau de la culture Batak, et il reste quelques sites historiques de l’ancien royaume. Les vieilles maisons en bois sont impressionnantes avec leur grand toit à double pointe typique. Elles sont de plus en plus remplacées par des maisons sur pilotis carrées plus classiques. Les sites historiques sont en général très mal aménagés pour le tourisme et il n’y a soit aucunes explications, soit des mises en scène assez médiocres et peu éducatives. Heureusement, nous trouvons toujours des gens sympathiques pour discuter et en apprendre un peu plus sur la culture locale ! Nous avons aussi l’occasion de partager la notre lorsque nous sommes invités à donner un petit cours d’anglais aux enfants d’un village 🤓.
Nous rencontrons un petit producteur de riz pilé qui cultive aussi des cacaoyers et un torréfacteur de café, tous deux passionnés par leurs métiers. L’Indonésie est apparemment le troisième producteur au monde de café et de cacao, ce que nous ignorions totalement. Un arrêt sur les hauteurs autour du lac dans des petites plantations de café et cacao nous permet de goûter leurs fruits frais, aux arômes très éloignés des produits transformés que nous connaissons. Nos filles apprennent ainsi le long chemin que ces deux graines vont parcourir, ainsi que les différentes étapes de transformation nécessaires pour devenir des gourmandises en Europe 😋.
Autour du lac Toba, les terres à la fois plates et à proximité des cours d’eau servent de rizières. Avec deux récoltes par an et une population qui en consomme à tous les repas, le riz reste une culture très prisée. Quand l’irrigation est plus difficile, les paysans cultivent du maïs, profitant des pluies abondantes, des terres fertiles, et des températures douces sur les plateaux entre 1000 et 1500 mètres d’altitude. Nous n’avions vu que très rarement ce type de cultures depuis notre arrivée sous les tropiques. Dans tous les cas, quel que soit ce qui pousse, les parcelles sont toujours minuscules et l’essentiel du travail se fait à la main.
Comme les trajets dans Sumatra sont plutôt longs et inconfortables, nous choisissons finalement de passer cinq jours sur l’île de Samosir et de nous laisser charmer par l’ambiance tranquille du lac Toba. La relative fraîcheur est propice au farniente, à la lecture, aux balades en kayak et à la baignade. Les jours passent à profiter d’être ensemble en famille, jouer aux cartes, boire du bon café de Sumatra et discuter de la suite de notre périple à vélo.
Nous retournons à Medan en voiture, traversant des immenses palmeraies, encore et encore, pour prendre l’avion qui nous ramène à Kuala Lumpur. Nous aurions préféré faire l’aller-retour depuis la Malaisie en bateau, mais il aurait fallu faire une bonne quinzaine d’heures de voiture supplémentaire… Nous n’avons vu qu’une infime partie de Sumatra car l’île est immense — presque aussi grande que la France. L’insuffisance des infrastructures routières rend les déplacements sur place très longs et fastidieux, voire dangereux. Ceci explique peut-être que l’île soit assez peu visitée. Elle possède cependant des sites naturels exceptionnels et une grande diversité culturelle. Dommage aussi qu’il soit difficilement concevable de s’y promener à vélo ! Ce mode de voyage et la liberté qu’il procure nous conviennent mieux et nous avons hâte de nous y remettre 😀.
Dear friends,
I know I repeat myself when I say that I enjoyed reading your latest blog entry, but it is true! 😄 I feel you got a liking for the jungle but I definitely choose orangutans🦧 than big cats 🐯!
When I read about cacao production it reminded me a few weeks ago when I was with my nephews in the Lindt Museum. I was talking through the production of cacao to my 5 yo niece. She was totally unimpressed seeing the process in a high tech multimedia setup. I wonder how different would have been her reaction seen the real stuff. Well, she got impressed when she saw the three fountains of finally processed chocolate she could taste at will 🤣
I am also curious about the lessons you gave in a school. Was it an English lesson or a lesson about your culture given in English?
Thx a lot and, again repeating myself, I am looking forward to the next post
Abrazos from the cave! 🤗🤗🤗🤗
Merci pour votre récit. Je vais me coucher un peu plus savant qu’au réveil!. Je ne savais rien sur Sumatra…et maintenant j’en sais un peu plus!.
C’est sans doute compliqué de se déplacer sur les routes là-bas …. mais en revanche il semble plus simple d’y faire pousser les légumes….que dans mon jardin!.
Vous garderez un bon souvenir de votre rencontre avec les orangs-outans.
Et oui, il vaut mieux avoir vu des orangs-outans que d’ avoir été vus par des tigres … 🤣
Récits toujours aussi passionnants qui nous montrent que vous “croquer le voyage à pleines dents “.
Le sourire toujours présent sur vos visages en témoigne.
Belles rencontres, paysages et activités inoubliables, …
Bravo pour votre sens de l’ organisation et bon vent pour la Turquie.🙏🙏🙏🙏
Gros bisous à tous. 🥰
Oups !
Vous croquez ….
Encore une belle étape et un beau récit pour partager cette aventure avec nous. Un grand merci pour cela!
Je note le rythme et la diversité de ce long voyage donnés par les changements de pays réguliers. Une bonne idée visiblement. Ca va peut-être nous amener à voyager un peu moins lentement.
Votre retour se rapproche, nous nous en réjouissons!
Bonne route en Anatolie!
En fait il y a plein de façons d’apporter de la diversité, il n’y a pas besoin nécessairement de changer de pays. Un petit trajet en bus, un changement de région, quelques jours passés dans la même maison, une nuit à la belle étoile, une randonnée à pied, etc… Ça vient tout naturellement 🤗
Nous vous souhaitons un excellent voyage dans les Balkans ! Vous nous rendez presque jaloux 😆
Avec un considérable retard que je comble petit à petit, je me passionne à lire vos récits inédits qui sont tellement enrichissants , vivants, variés…
Rencontrer l’orang-outang dans sa jungle est une image forte quand on sait qu’il y a une recrudescence des incendies de forêt avec les changements climatiques.
Bonne continuation !
Merci Michelle, ces grands singes sont en effet vraiment impressionnants !
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